Tom Meyer, le cuisinier

Tom Meyer, le cuisinier

Fougue, panache, audace et liberté


LA CHÈVRE D’OR, ÈZE VILLAGE

Pas question que sa cuisine ennuie : « Libre, personnelle, profondément vivante. Ne cherchant pas à rassurer, mais à marquer, pour laisser une empreinte comme un parfum que l’on n’oublie pas.» Profession de foi (surtout pas ChatGPT) à déguster en ouvrant la carte. D’autant plus savoureuse qu’en ce nid d’aigle, tout près d’une Chèvre d’Or, Tom Meyer, nous livre une cuisine fougueuse, audacieuse et pleine de panache, témoignant d’un pied sûr, de l’agilité et de l’aisance du chamois, affirmant sa maîtrise des versants les plus escarpés de la créativité culinaire.

D’abord, un sacré coup de veine pour le prestige de notre hôtellerie azuréenne, quand, en 1922, Adlaï Stevenson et son violoniste d’époux, célébrant leurs noces à la Réserve de Beaulieu, renoncent à sa table – déjà cou- ronnée de deux étoiles ! – pour aller crapahuter dans l’arrière-pays et pique-niquer parmi les chèvres à l’ombre des vieilles pierres d’Eze, de ces villages abandonnés de l’arrière-pays. Séduit par le site, le couple fait construire une demeure provençale seigneuriale pour y prendre

leurs aises, à hauteur de leur immense fortune. Ne reste plus qu’à Robert Wolff, au troisième rang de cette dy- nastie hôtelière, d’acheter la demeure au lendemain de la dernière guerre mondiale.

Quand, en 1953, devenu hôtel et restaurant de grand luxe avec piscine et jardins ad hoc, Monsieur Wolff (tra- duisez par « loup » en anglais à un « F » près) l’inaugure à l’enseigne de la Chèvre d’Or… La chèvre et Monsieur Loup, dont l’impensable histoire d’amour est couronnée

Une chèvre d’or suspendue en ciel et mer

d’une étoile, dès 1956, pour le « Parfum de Méditerranée en timbale » ; mais qui s’éventera en 1967. Et voilà notre chèvre mise au piquet par Bibendum, comme celle de Monsieur Seguin, le temps d’une décennie; quand un rustique « Gratin du chevrier » lui apporte sa revanche, redorant sa toison. Macaron maintenu jusqu’en 2000, un second venant alors saluer la cuisine ligurienne et racée de Jean-Marc Delacourt (MOF 1991). Lui succède Philippe Labbé, auteur d’une cuisine de hauts contrastes qui passe la main en 2009 à Fabrice Vulin, après un passage éclair et remarqué de Didier Eléna. Au tour de Ronan Ker- varrec, son second, de tenir bon la barre. Puis, c’est l’arrivée d’Arnaud Faye (MOF 2018), prenant le relais en 2017, s’affirmant avec le brio que l’on sait. Quant au printemps 2024, Tom Meyer reprend le flambeau et confirme, dans la foulée, un quart de siècle de deux étoiles.

Étoilé 2022

Devant la baie vitrée de la salle du restaurant, la Chèvre à la toison d’or, suspendue entre ciel et mer, aimante tous les regards. En lisière d’un à-pic, difficile de la quitter des yeux ; imaginant, qu’à tout instant, elle peut rejoindre, d’un bond, la Méditerranée, à 400 mètres en contrebas et nous faire « faux bond» s’évanouissant dans l’infini. Il y a un grand souffie de liberté dans cette allégorie.

À l’image de Tom Meyer, n’ayant fixé, jusqu’à présent, aucune barrière à son horizon; visant l’infini. C’est qu’il y a l’agilité du chamois dans ce cuisinier ! Bondissant, dans un parcours de rocher en rocher (Taittinger, MOF), recherchant l’air raréfié des sommets, où ne survivent que les grandes ambitions.

Bien que loin de ce monde minéral, c’est néanmoins à « Granite » inséré dans le groupe Eclore de Stéphane Manigold (Paris 1er), qu’on l’a repéré.

Succès, gravé dans le « Granite »

Pour la chronique gastronomique pas besoin d’une longue-vue pour commenter sa cuisine de haute-voltige. Le gratin des fourneaux suit, en cordée ; et la clientèle avertie chausse les crampons pour y obtenir une table.

Cela tandis que Tom Meyer ne « dévisse » pas d’un iota, poursuivant son ascension couronnée d’une étoile en 2022. Zéro déchet, zéro plastique, pas comme dans l’Himalaya !, récompensant un menu en cinq ou sept paliers : « charbon de topinambour, épine-vinette, poly- pode (traduisez par “réglisse sauvage”) et mousse café », « le turbot sauce champagne, parfumée au géranium » et l’iconique « gnocchi au cœur coulant farci de coquillages, fenouil et coriandre », qui fera couler beaucoup d’encre, d’éloges enthousiastes.

Un échange à quatre mains au sommet avec Fabien Ferré (la Table du Castellet ***)

Être soi-même

Louanges d’autant plus méritées que le titre de MOF vient s’y ajouter. Succès auquel ses grandes rencontres ne sont pas étrangères. Ce qu’il aime évoquer, à com- mencer par Anne-Sophie Pic :
« Ce poste de chef d’essai a été le plus formateur, pour m’avoir permis d’aller au bout des choses en toute liberté ;

« Benoît Guichard m’a transmis la logique du cuisinier »

développer mon intuition. La création d’un plat c’est beaucoup de feeling. Un cadeau royal sans lequel il m’aurait fallu cinq années
de plus pour devenir moi-même, asseoir mon identité »
. À Benoît Violier, revivant avec émotion ce que disait de lui, Brigitte, sa veuve : « … Il était comme un mathématicien… un architecte. Entre sa pensée et la matérialisation finale, il dessinait… il me disait toute la réflexion qu’il y avait derrière ses créations, comme un chef-d’œuvre. Le moindre détail comptait, comme d’arroser un plat. » (1)
Mais encore, un Benoît pouvant en cacher un autre, surtout quand ils sont tous deux MOF ! (2000 et 1993) venons-en à Guichard (Benoît) qui fut son coach pour le prix Taittinger. Et bien plus encore :

« C’est lui qui m’a permis de comprendre enfin mon mé- tier : “Tu sais travailler, mais tu n’es qu’un bourrin, ne regardant pas le fond des produits. Tu n’ouvres pas le gésier des volailles pour savoir ce qu’elles ont mangé. Tu manques de sensibilité”. Il aura grandement participé à mon évolution, m’apportant cette logique du cuisinier qui me manquait. Il m’a canalisé, éduqué à placer mon énergie où il était nécessaire qu’elle soit. »

Comme il le convaincra que le Michelin, ce n’est pas le problème du cuisinier. Pour établir sa notoriété, il convient, d’abord, d’être soi-même, ce qui lui certifiera son autre pertinent coach et ami pour le MOF, Arnaud Faye.

Substantifique moelle

Demeure à définir la substantifique moelle du talent de Tom Meyer. Un brin iconoclaste, imperméable aux modes qui siphonne sans pitié ceux qui les suivent. Le panurgisme, ce n’est pas sa tasse. Exemple : pour ce qui est de la folie des moulages, de la 3 D, à ses yeux, ça tombe… à plat. La géométrie, ce n’est pas son truc, non plus. En revanche, il apprécie l’art abstrait passant par la fluidité des couleurs. Et plus précisément les arabesques, qui désignèrent l’Art nouveau. Style allant de pair avec la profusion. Ce qui présume de son désaccord avec la règle des trois saveurs :

« Je résonne à l’opposé prônant la complexité. Quand on ’attache à un parfum, il faut savoir que 20 composants le rendent unique. »

Brigade et équipe de salle dirrigée par Tom Meyer et Yann Vayé (premier plan de gauche à droite)

La critique ?
« Si elle est justifiée, j’y suis attentif avec bienveillance. Mais que l’on ne reproche pas à un cuisinier qu’il y a trop de tomates si on ne les aime pas ! À un pâtissier qu’un flan manque de texture. Je ne travaille ni le yuzu ni la cire d’abeille, ni pollen et miels mis à toutes sauces. Devant un tableau de Picasso, je n’ai jamais entendu dire qu’il était dommage qu’il n’ait pas été à la manière de Léonard de Vinci ! »

L’assaisonnement ?
« Disons qu’il doit être à la limite du trop. Pour créer des contrastes maîtrisés, qu’il s’agisse de l’acidité ou de l’amertume. »
Avant tout soucieux de « tracer» avec les producteurs. Dont Mathieu Vermes (*), collectionneur de rhubarbe, proposant une trentaine de variétés.

Un plat qui définirait, peu ou prou, sa vision ? Plutôt un amuse-bouche résumant sa philosophie : le mulet daurin, alias Mujou de Roco en provençal (certifié par deux taches à côté de chaque œil) recherché pour sa chair très texturée qui joue sur le velouté d’une sauce crevette, l’aloe vera s’y invitant pour ajouter sa touche de fraîcheur, tandis que le tagète agrume apporte sa note de fruit de la passion :
« Ce qui peut résumer mon parcours, pour refléter la compréhension du produit :choix du mulet doré, servi cru pour la texture de sa chair, compréhension de ce qui nous entoure avec l’utilisation de l’aloe vera. La notion de zéro déchet avec une huile à base de tête de crevettes… Une “bibliothèque” de goût assez large avec l’insertion du tagète d’agrume, peu connue. Donc, qui interpelle. » C’est habile. Comme son talent à expliquer l’esprit, l’hu- meur, la pensée d’une recette. En témoigne ces trois à retrouver dans la rubrique « recettes ».

La perle d’huître ?
« Une bouchée explosive à base d’huître numéro 1 de mon ami Jean- Christophe Giol à la Seyne-sur-Mer. Capsule d’huître assaisonnée d’une sauce d’huître réalisée avec son eau, citronnelle et gingembre. Un condiment à la livèche apportant le végétal et l’amertume, contrastés par des échalotes au vinaigre essentielles dans la dégustation d’une huître avec un coup de blanc. La fine pâte au sar- rasin apportant croustillant et notes céréalières toastées». L’asperge blanche :« Un plat monochrome jouant sur les nuances de blanc et de jaunes des nuances de jaunes. D’apparence délicate et douce, il cache ses puissances aromatiques

Succulence d’une table, splendeur d’un site
Une chèvre d’or qui ne manque pas d’entregent entourée par Tom Meyer, Lucas Visentin et Bastien Mottet

Asperges croquantes embeurrées au citron, dressées sur une pâte de pistache grillée pour apporter de la gour- mandise; glace avec de l’acidité lactique grâce au fromage blanc, infusée à la sauge miel pour donner de la fraîcheur. Et puis un voile d’écume de parures d’asperges, adouci par du lait de coco, le citron kosho maison pour apporter piquant et relief ».

La lisette ?
« Envie de travailler ce petit poisson, à la chair légère- ment grasse et une peau qui capte bien l’aromatique de la fumée. Cuit dans un bouillon d’escabèche, marqué à la flamme. Garniture de concombre compressé à l’huile de verveine et cédrat pour jouer dans la cour d’une salade printanière hésitante entre végétal et amertume. Pointes de gel de Chartreuse, apportant profondeur de l’alcool et notes herbacées. Lié par la rusticité des têtes de Lisette grillées au barbecue infusées dans une crème assaisonnée avec du piment, de la citronnelle et beaucoup de verveine fraîche au dernier moment. Comme une lèche de tigre moderne ».

La garde rapprochée de Tom Meyer de gauche à droite : Valentin Athouel, Louis Renier, Brice Maillet, Tom Meyer, Philippe Gignoux, Océane-Lyne Martin, Edwin Summer, Luca Visentin

« Pas question que ma cuisine ennuie ! » Ce qui ne risque pas à la lecture de la carte estivale déjeuner et dîner, certifiant « une cuisine libre, personnelle et profondément vivante, ne cherchant pas à rassurer, mais à marquer, laisser une empreinte comme un parfum que l’on n’oublie pas » et des assiettes qui sont autant de tableaux léchés. Passant par le « gamberoni, rhubarbe, amande, feuille de figuier », le « bœuf cerise fermentée, herbes de la garrigue »,

De ces gestes se confondent dans l’azur
De gauche à droite : Yan Vayé (Directeur de salle), Tom Meyer, Florent Margaillan (Chef Pâtissier) Mathieu Selier (Chef sommelier)

 « pigeon, poivron vert, menthe, notes chocolatées ». Ce qui invite, sans transition, aux desserts de Florent Margaillan, eux aussi pétris de panache et d’audace :

« framboise Tulameen, verveine, basilic camphré», « rhu- barbes vanille d’Ouganda, lie de saké ».
Dans la garde rapprochée du chef : Luca Visentin (Alain Ducasse***, Arnaud Lallemand*** puis second au Granite*). C’est son adjoint tournant sur les trois restaurants : gastro, les Remparts, le Café du Jardin. Philippe Gignoux, second du gastro (Franck Giovannini ***) Océane-Lyne et Brice Maillet (Florent Pietravalle**), sous-cheffe et sous-chef gastro. Directeur du restaurant, l’excellent Yann Vayé (Bruno Cirino**) et le chef-sommelier Mathieu Selier.

À ne pas négliger, les Remparts. Vue à couper le souffie, mais certainement pas l’appétit à la lecture de la carte signée Luc Visentin. Qui privilégie avec talent le créneau cuisine provençale dans une version gastro (menu déjeuner : 95 € ; dégustation 125 €).

Gérard Gilbert (*)
Interview de Dana Didier, publiée dans le magazine suisse L’Illustre du 27 février 2020

Article à retrouver dans la Revue Culinaire n°956

Inspiré par la pureté de l’art Roman un dessert de Florent Margaillan